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Suzan van Dijk



Preface of:
Guyonne Leduc (ed.),
Les rôles transfrontaliers joués par les femmes dans la construction de l'Europe. Paris, L'Harmattan, 2012.

Preface

Depuis plusieurs siècles il y a eu des Françaises qui avaient une « certaine idée » de l’Europe, et de la France comme étant ouverte à l’Europe. Contrairement aux préjugés souvent bien incrustés, qui veulent que le domaine des femmes ne dépassait guère leur maison, il arrivait que certaines – notamment celles qui voyageaient, évoquées dans ce volume par Françoise Barret-Ducrocq, mais aussi celles qui prenaient la parole et publiaient leurs écrits – mettaient ces idées en pratique, anticipant sur une « Europe unie ». Ceci d’autant plus que, au-delà des frontières, d’autres femmes avaient une attitude semblable. A échelle internationale des femmes participaient bien dans des réseaux de communication – non seulement parce qu’elles entretenaient des correspondances privées les unes avec les autres, mais aussi par le rôle qu’elles jouaient dans le domaine public : servant d’intermédiaires à des écrivains et écrivaines utilisant d’autres langues, qui avaient capté leur intérêt .

Le présent volume en donne une démonstration pour la période allant du XVIIe au XXIe siècle, avec quelques cas exceptionnels qui datent d’avant. Plus ou moins implicitement, la série d’exemples mène à la question: quel était le rôle du « gender » dans cette « ouverture européenne » ? Etait-ce un pur hasard que ce soient ces femmes-là qui arrivaient à penser au-delà des frontières linguistiques et nationales ? Ou faut-il considérer que le « gender » y est en effet pour quelque chose ? Dans le cas des deux femmes qui ouvrent le volume, il est clair qu’il faut répondre par « oui » aux deux questions : cela semble bien être la « mariabilité » des deux femmes dont parle Bertrand Lançon, Gallia Placidia et Aelia Eudocia (Ve siècle), qui est à l’origine de leur position et peut-être de leur attitude transnationales.

Néanmoins, ce que j’appelle ici l’ouverture des femmes à l’Europe n’est pas toujours lié aussi directement à leur mariage avec un étranger. D’où venait aux autres cette ouverture ? Ce volume présente une série de cas et d’exemples pour orienter la réflexion sur cette question, qui cependant ne sera pas de sitôt résolue .

A travers les articles, regroupés en cinq parties, une évolution se dessine. Celle-ci prend appui sur les différentes activités que se donnaient, de plus en plus nombreusement, les femmes en littérature : tout d’abord la traduction et aussi la médiation dans un sens plus large – activités individuelles que des femmes pouvaient exercer chez elles –, puis les voyages qui devenaient de plus en plus « faciles » et occasionnaient de nouveaux contacts et de nouvelles initiatives pour des traductions/médiations (souvent difficiles à distinguer les unes des autres), à publier soit séparément, soit de plus en plus dans la presse périodique. Celle-ci, se développant considérablement vers la fin du XIXe siècle dans tous les pays d’Europe, donnait lieu aussi à une presse féminine où le mouvement féministe – préparé en fait de longue date par des activités individuelles – allait se présenter au monde. Autour de 1900 on commençait à le reconnaître comme « transnational », et il contribuait véritablement à influencer des décisions politiques. A côté de ce mouvement bien installé, au XXe siècle certaines femmes se manifestent, pour qui les exigences féministes semblent dépassées, mais qui « profitent » de ce que le féminisme a réussi à obtenir pour « les » femmes.

Globalement la présentation dans les cinq parties correspond à une « marche » à travers différentes périodes de l’histoire culturelle européenne dans laquelle des femmes jouent des rôles différents. Commençant par être – individuellement, mais en grand nombre – traductrices, leurs activités prennent des allures plus larges : elles se profilent comme médiatrices, parfois et de plus en plus souvent en médiatisant les travaux et activités de leurs consœurs. Grâce aux voyages qu’entreprennent des femmes, une solidarité féminine prend forme, qui se renforce par les correspondances où ces femmes s’engagent. Et c’est ainsi qu’elles en arrivent au XXe siècle à réaliser des efforts franchement communs, dans le cadre de ce qu’on appelle maintenant la première vague féministe, qui permet aussi à des « figures isolées » de justement en prendre, assez paradoxalement, leurs distances. Elles ressentent ou s’accordent une liberté qui semble prouver que l’égalité entre hommes et femmes est en train de s’installer.

Les contributions à ce volume présentent aussi comme une alternance entre des aperçus larges et des présentations de cas précis : entre les femmes représentant des « mouvements » où elles sont actives, profitant de structures en place ou en train de se créer, et celles décrites comme des cas isolés, voire des figures que l’on suppose exceptionnelles. L’avenir et la continuation des recherches diront si elles l’étaient en effet : peut-être trouvera-t-on des cas similaires aux leurs ?

Le christianisme avait peut-être été le premier de ces « mouvements internationaux », mettant en place dès le Moyen-Age des réseaux reliant entre eux des couvents appartenant aux ordres religieux . L’internationalisation du monde littéraire et savant, à partir du XVIIe siècle, en est un autre, aidé par le développement des presses et de la librairie internationale. Il se laisse concrétiser par les correspondances et par la création de sociétés savantes. Les femmes y participaient davantage qu’on ne l’a pensé . Le troisième de ces mouvements est donc, à partir du XIXe siècle, le mouvement féministe. Mais, on le verra, il avait été en fait « préparé » depuis des siècles, notamment par certaines de ces femmes individuelles décrites ici. Le rapport entre hommes et femmes se posait donc différemment dans ces « mouvements », et il sera traité différemment dans les diverses parties de ce volume.

En suivant globalement l’ordre chronologique, et se demandant en même temps si les femmes – en traduisant et en médiatisant – œuvraient surtout pour leurs consœurs ou si elles incluaient aussi les écrivains mâles, on rencontre d’abord Christine de Pizan (1364-1430), sous la plume de Juliette Dor. Il est clair que c’est un « matrimoine » que sa Cité des dames nous propose, ou plus précisément : qu’elle propose aux femmes. C’est le premier du genre à être réalisé par une femme, en réaction à la compilation due à Boccace , où elle avait vu la nécessité d’une perspective féminine sur la matière. Ce genre de la compilation bio-bibliographique, présentant des femmes extraordinaires, était promis à un grand avenir , et la distinction entre compilateurs et compilatrices allait y devenir plus importante. Christine ne mentionnait pas encore beaucoup de représentantes de la littérature, faute de cas à présenter, mais c’est bien au rôle des femmes comme « civilisatrices » qu’elle s’intéresse, et à échelle en effet européenne. Mais dans les compilations plus tardives (les listes s’allongeant d’un siècle à l’autre…) les écrivaines devenaient de plus en plus nombreuses, et le genre a pu servir de source d’information pour nos générations actuelles de chercheurs… malgré ou à cause de la diversité des critères de sélection.

Dans la partie des « Médiatrices », on rencontre aussi celles qui communiquent entre elles à l’intérieur d’un réseau de correspondance : la médiation, par les unes pour les autres, est visible dans les ensembles de lettres, représentant la correspondance de femmes savantes. Tout en étant connectées au monde savant masculin, elles ressentirent le besoin de contacts entre femmes : « rassemblons-nous ». Le rassemblement étudié ici par Sandrine Parageau se fait autour de celle qui, au XVIIe siècle, fait modèle pour les autres. C’est en effet avec la savante Anna Maria van Schurman (1607-1678) que les autres femmes veulent communiquer, parce qu’elles ressentent ou supposent des similarités. Qu’elles soient d’origine anglaise, allemande ou française, leur expérience est semblable, et notamment toutes ressentent ce paradoxe d’être condamnées à la domesticité et en même temps douées pour et attirées par les sciences. A cela même une Schurman avait réagi par une attitude elle aussi paradoxale : elle se présente comme un modèle d’érudition certes, mais se veut également un exemple de modestie. Mis à part ce dernier aspect sans doute, la conscience féminine collective européenne, qui se laisse dessiner autour de Schurman, se prolonge dans l’intérêt que, dans les siècles à venir, auront également pour elle d’autres femmes .

L’autre institution transnationale, l’église, celle-là même qui cloîtrait les femmes, les incitait aussi – paradoxalement – à se déplacer. Au XVIIe siècle c’est dans le cadre de la Contre-réforme que l’église catholique a mis les gens en marche – des femmes aussi, même cloîtrées, pas toujours dans le but de connaître les lieux et les gens qu’elles allaient voir, mais plutôt de travailler à leur conversion. Le voyage présenté ici par Marie-Elisabeth Henneau, qui a été fixé par écrit, témoigne pourtant bien d’une forme d’ouverture au monde. Un groupe constitué parmi les annonciades célestes, partit de Paris en 1666 pour créer une nouvelle fondation en Basse-Saxe. Grâce au fait d’être « dirigé » par une Allemande – qui s’était d’abord convertie au catholicisme – les sœurs entrèrent en contact avec la population et firent bien « la découverte de l’autre ». Tout en contribuant à construire l’espace européen de la catholicité, elles se rendirent compte que les luthériens sont « de très honnêtes gens ».

Au XVIIIe siècle, on peut dire qu’un « mouvement » de traductions se déchaîne en Europe, dans lequel participent un nombre assez considérable de femmes. Il importe d’en évaluer l’ampleur, et si possible d’arriver à savoir si ces femmes avaient des raisons spécifiques pour s’y lancer. Cette question, Mónica Bolufer et Juan Gomis l’étudient pour le XVIIIe siècle espagnol. Il s’avère qu’en Espagne les femmes qui traduisent les écrits d’autres femmes ont en effet une raison bien spécifique : elles prennent pour modèles ces écrivaines étrangères, notamment françaises, ceci à cause du manque de modèles dans leur propre culture. C’est donc pour elles une stratégie pour s’affirmer comme auteures.

En France à la même époque, on peut dire que les écrivains femmes n’avaient pas ce même besoin : le XVIIe siècle français leur en avait fourni, des modèles. Il est clairement visible – Suzan van Dijk le montre à partir d’une analyse des traductions inventoriées dans la bibliographie du genre romanesque donnée par Angus Martin, Vivienne Mylne et Richard Frautschi – que des traductions d’écrits de femmes ne sont pas forcément dues à des femmes, et que celles qui traduisent peuvent avoir une nette préférence pour les romans écrits par des hommes.

Ceci ne concerne pas uniquement la fiction romanesque : Adeline Gargam décrit le cas de cette traductrice très prolifique que fut Marie Geneviève Charlotte Thiroux d’Arconville (1721-1804). Malgré une éducation qui s’était restreinte aux devoirs du ménage, elle publia des dizaines de traductions, dont bon nombre ne portaient pas son nom sur la page de titre. Par conséquent, ses nombreux lecteurs n’ont pas toujours été conscients qu’il s’agissait du travail d’une femme. Il est en particulier intéressant de la voir utiliser le texte-source comme un podium où elle pouvait se manifester elle-même : on la voit exprimer ses propres points de vue sur la matière exposée par « ses » auteurs, voire y apporter des rectifications .

En sens inverse, des écrivaines françaises ont aussi été « exportées »: Michèle Cohen présente les cas des éducatrices Jeanne-Marie Leprince de Beaumont (1711-1780) et Stéphanie de Genlis (1746-1830). Toutes deux elles furent lues et traduites dans l’Europe entière jusque bien dans le XIXe siècle. Le cas de leur réception en Angleterre, discuté ici, est intéressant, puisque l’aînée des deux avait exercé le métier de gouvernante à Londres, et que c’est justement cette expérience-là qui a servi de point de départ à la publication de ses écrits pédagogiques. Le rôle joué par ces deux femmes pour l’éducation notamment des filles, et dans toute l’Europe jusque bien dans le XIXe siècle, ne peut guère être surestimé. Néanmoins, l’écart entre la vie « normale » anglaise et les réalités présentées dans ces textes explique suffisamment la nécessité, avérée, pour les traducteurs et les traductrices de procéder à des adaptations.

En Slovénie, au XIXe siècle, et à propos de la traduction féminine, on voit réapparaître la question de savoir : « qui peut-on prendre comme exemple ? », question qui avait déterminé des Espagnoles du siècle précédent à traduire des Françaises. Katja Mihurko Poniz et Tanja Badalic présentent une femme journaliste qui formule cette même question : en réponse elle mentionne des noms d’auteures qui risquent de nous surprendre maintenant. En avertissant que – dans ce pays germanophone – il faudrait éviter de ne suivre que des modèles allemands, elle nomme comme Françaises les romancières Henrietta Consuela Sansom (publiant sous le pseudonyme de Brada,1847-1938) et Jeanne Lapauze (connue comme Daniel Lesueur, 1860-1920). Mais George Sand, présente dans toute l’Europe , l’est aussi en Slovénie, où des écrivaines locales sont comparées à elle. Malgré des influences parfois très précises qu’elle y exerçait, la prendre comme exemple ou modèle était plus difficile pour les auteures locales.

En Roumanie à la même époque, le lien avec la France était bien plus important. Ileana Mihaila présente un certain nombre d’écrivaines roumaines qui ont joué un rôle de médiatrices par rapport aux littératures européennes. Leur choix d’auteurs à traduire était très divers : Héliodore aussi bien que Dante et Benjamin Constant ; comme autrices Stéphanie de Genlis et l’Autrichienne Karoline Pichler (1769-1843), toutes deux omniprésentes en Europe, à côté de Marie Maréchal (utilisant comme pseudonyme Henry Fauquez, née en 1831) restée bien inconnue. Mihaila met le grand nombre de ces traductions sur le compte de la demande des lectrices. C’est peut-être en rapport avec le féminisme naissant dont nombre de ces traductrices étaient aussi initiatrices pour la Roumanie.

En Russie, la traduction avait été entre les mains des femmes depuis le XVIIIe siècle. Plus tard il y eut un rapport avec leur besoin de gagner de l’argent, et avec les revendications féminines pour un accès à l’instruction. Evelyne Enderlein présente ici le cas d’Anna Engelhardt (1835-1903). Représentative en ce qu’elle a aussi besoin d’argent et est active comme féministe, son autonomie comme médiatrice et la qualité de ses traductions font d’elle une réelle exception. Par le biais d’une revue qui a 6000 abonnés, le Messager de l’Europe, elle fait connaître les écrivains européens importants de la fin du siècle, parmi lesquels les romancières anglaises Mary Elizabeth Braddon (1835-1915) et Rhoda Broughton (1840-1920). Pour ce qui concerne la France, elle publie dans le Messager ses « Lettres de Paris » (1875-1880), où elle fit notamment connaître l’œuvre de Zola aux lecteurs russes.

Les liens entre la Russie et la France étaient d’ailleurs relativement intenses, grâce aux voyages faits par les femmes russes, grâce aussi aux correspondances qu’ils entraînaient entre les personnes en voyage et ceux restés à la maison. Il y avait en Russie un rôle d’exemple pour le modèle de société français : les Russes avaient adopté notamment le salon avec le rôle que les femmes étaient censées y jouer. A ce propos Elena Gretchanaia insiste sur la relative intégration de nombreuses femmes russes dans la société française et européenne, ce qui se manifeste en particulier dans les romans écrits par des femmes russes en français, et où elles semblent bien représenter une « communauté européenne ».

Entre les deux pays il y avait eu des contacts grâce à la franc-maçonnerie – autre espace qui permit à des Européens de n’importe quel pays de se sentir chez soi pendant leurs voyages vers d’autres pays. Alexandre Stroev étudie les rôles que les femmes russes arrivent à y jouer, tout d’abord en adoptant les rôles bien féminins d’épouses et de filles. Mais c’est ici aussi que Catherine II fit sentir son influence.

Natalie Zimpfer discute le voyage, complètement individuel celui-là, que faisait Mary Wollstonecraft (1759-1797) vers les pays scandinaves. L’ouvrage qui en résultait n’est pas un récit de voyage : il contient plutôt des observations et des réflexions comparées, insistant davantage sur les ressemblances que sur les différences entre les pays. Wollstonecraft décrit aussi les contacts avec les locaux à qui elle posait des questions qui les étonnaient : c’étaient des « questions d’hommes » !

A la fin du XIXe siècle et au début du XXe, les contacts entre femmes écrivains de divers pays sont souvent liés au féminisme naissant. Angeline Durand-Vallot présente l’Anglaise Marie Stopes (1880-1958), cas intéressant d’une femme qui tire les conclusions de sa propre expérience sexuelle et maritale, se rendant bien compte qu’elle n’est pas unique. Son livre, dont le titre (Married love, 1918) renvoie aux attentes créées par le genre romanesque, mais qui en fait les dénonce, combine les identités individuelle et collective. Le discours révolutionnaire créa un choc et suscita des discours nouveaux.

C’est l’époque où le féminisme international s’est installé. Sylvie Marchenoir étudie celui d’Allemagne, dans son article qui touche à tous les éléments pertinents qui avaient été présents aussi bien dans les romans de femmes depuis le XVIIIe siècle, que dans les discours et traités que l’on peut considérer comme proto-féministes: l’éducation des filles, la violence conjugale, les enfants illégitimes, l’argent qu’il faut gagner, le rôle de l’église, et la nécessité pour les femmes d’écrire pour et sur elles-mêmes. Prenant le cas de Louise Otto-Peters (1819-1895), elle insiste sur la nécessité de penser ce mouvement féministe comme un héritier de 1789 et de 1848, et de le situer dans l’histoire européenne.

C’est ce que fait Fatma Chehih-Ramdani pour le début du XXe siècle. Pour elle l’internationalisation du mouvement est le résultat d’une prise de conscience féminine : les forces individuelles se métamorphosant en volonté collective auraient créé une solidarité transnationale entre femmes. Celles-ci, enhardies par leur sentiment de sororité, se sont mises à défier les institutions, et par exemple ont réussi à exercer une certaine influence sur le traité de paix, après la première guerre mondiale.

Françoise Thébaud étudie pour cette même période le rôle d’une femme exceptionnelle : Marguerite Thibert (1886-1982), que l’on peut situer assez clairement par rapport à ses modèles potentiels (ayant enseigné au Collège Sévigné et fait sa thèse sur Flora Tristan), et comme étant elle-même également un modèle. Elle rencontrera Evelyne Sullerot (née en 1924), qui à son tour étudiera nos prédécesseuses, femmes écrivains et journalistes des XVIIIe et XIXe siècles.

Grâce à ces « femmes fortes » sans doute, le féminisme s’est donc installé, clôturant une longue histoire, et inaugurant une ère un peu différente – comme on peut le constater dans la cinquième partie de ce volume. Les voix individuelles qui s’y manifestent sont celles de femmes peut-être pas moins « fortes » ou exceptionnelles que celles qui précédaient, mais cette fois non parce qu’elles annoncent ou réclament du féminisme, ni parce qu’elles font appel à la solidarité entre femmes. Ce sont des voix d’artistes, qui tout en se trouvant « entre les langues », seraient plutôt en dialogue avec celles de collègues hommes.

Lou Andréas-Salomé (1861-1937) qu’Isabelle Mons décrit comme « rebelle et indépendante », médiatise des littératures sans aucune distinction de sexe. Est-ce pour cette raison qu’elle ne fut pas toujours comprise d’autres femmes ?

Edith Boissonnas (1904-1989) est présentée par Muriel Pic comme étant en train de se libérer des contraintes sociales au sein desquelles elle avait grandi. Intronisée dans le monde « mixte » et international des arts et des lettres grâce à Dubuffet et Paulhan, elle se refuse même à participer à une anthologie où l’on tient compte du sexe du poète.

Unica Zürn (1916-1970) est une transfrontalière par excellence. Mireille Calle-Gruber la décrit comme ne vivant pas à la frontière, mais vivant la frontière. Les langues entre lesquelles elle se meut ne se réduisent pas au seul linguistique, mais incluent toutes sortes d’expressions.

L’Espagnole Clara Janés (née en 1940) est traductrice, mais surtout poète : Danièle Miglos explique l’importance pour elle des rencontres avec les poètes qu’elle traduit, et qui sont génératrices d’autres rencontres. En tant que traductrice, elle ne se sent donc pas premièrement au service des autres : au contraire, la polyglotte est une femme plus libre.

Hélène Cixous (née en 1937), dans un mouvement qui fait malgré la distance penser à Christine de Pizan répondant à Boccace, à Marie-Jeanne Riccoboni répondant à Choderlos de Laclos ou à Louise d’Epinay répondant à Jean-Jacques Rousseau , répond à Freud. Qu’il s’agisse là de féminisme ou pas, Dora est approchée à partir d’une perspective opposée : alors que dans le récit de Freud elle était un objet, chez Cixous elle devient sujet vivant et souffrant. Sarah-Anaïs Crevier-Goulet étudie cette « réponse ».

Passant aux préoccupations résolument actuelles Cécile Prat-Eckert analyse ce que représente l’espace européen pour celles qui sont venues l’habiter tout récemment, à partir du cas des intellectuelles turques dans la société allemande moderne. Il est besoin de dire tout d’abord qu’elles disposent d’une solide formation universitaire, et que c’est ainsi qu’elles interviennent dans les débats publics. Certains des éléments pour lesquels les féministes d’autrefois avaient combattu réapparaissent, notamment les violences conjugales. C’est une façon de montrer que malgré la liberté dont profitent certaines artistes, le féminisme est toujours d’actualité, et ce dans un internationalisme qui est nouveau et souvent contesté.

Quant aux questions posées au début (« d’où venaient à ces femmes leur force et leur initiative pour, parfois, s’opposer aux courants du moment et à la normalité féminine ? »), il faut sans doute – et toujours provisoirement – répondre que justement en était responsable cette interconnection entre efforts individuels de femmes qui savaient que finalement elles n’étaient pas seules à ressentir certaines urgences d’une part, et d’autre part les mouvements auxquels, parfois sans le vouloir, elles contribuaient et qui – pour le féminisme – a fini par s’installer dans les mœurs. La récurrence, dans les narrations individuelles et dans les discours représentant le collectif, de certains thèmes est frappante. Ils relèvent typiquement de la vie et de l’expérience féminines, qui par-delà les siècles n’ont pas été complètement bouleversées. C’est ce qui donne à ce volume, qui couvre pourtant une très longue période, une si grande cohérence.


Ce volume est aussi le résultat d’une collaboration très fructueuse entre le projet dirigé à Lille par Guyonne Leduc et l’Action COST intitulée « Women Writers In History », que je dirige . L’objectif de l’Action est de procéder à un inventaire beaucoup plus complet des réponses aux écrits de femmes – réponses contemporaines, venues aussi bien de compatriotes que de lecteurs et lectrices à l’étranger. Ces données empiriques accumulées et rendues utilisables dans une base de données vont permettre aux membres du réseau et aux autres chercheurs d’arriver à une meilleure compréhension du rôle des femmes dans la culture littéraire européenne avant le XXe siècle.

La collaboration présente a illustré pour les membres de l’Action, qui étudient les siècles précédant la première guerre mondiale, l’importance de situer, malgré tout, nos activités dans le monde actuel : d’être à l’affût de parallèles là où elles risquent d’exister, et d’en tenir compte autant qu’il est possible en nous adressant à nos audiences actuelles. Pour les collègues travaillant les XXe et XXIe siècles, il a pu apparaître qu’il est nécessaire d’établir des liens avec le passé – pour pouvoir comprendre et apprécier la spécificité de cette époque plus récente où il est devenu possible de se détourner du féminisme sans être accusée d’être en retard sur les événements.


SvD, January 2013



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