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Valérie Cossy: review article




Jean Mainil, Don Quichotte en jupons ou des effets surprenants de la lecture, Essai d’interprétation de la lectrice romanesque au dix-huitième siècle, Paris, Editions Kimé, Collection « Détours littéraires », 2008, 256 p.
ISBN 978-2-84174-443-5 ; € 25,00


Derrière son titre apparemment léger, c’est à une réévaluation en profondeur de la figure de la lectrice et de la place des romancières dans l’histoire littéraire que nous convie Jean Mainil. Pour lui, très clairement, la lectrice folle ou naïve, celle qui confond fiction et réalité ou qui prétend décoder celle-ci à l’aide de grilles de lecture est plus qu’un personnage, plus qu’un thème. Elle est véritablement un topos qui, tout en empruntant à Don Quichotte, hante la littérature de Molière à Flaubert, des Femmes savantes et des Précieuses ridicules jusqu’à Emma Bovary.

Après avoir offert, dans sa préface et son introduction, un large survol de ce topos tel qu’il apparaît dans les œuvres et dans la critique, Jean Mainil choisit de s’arrêter sur des romans publiés entre la deuxième moitié du dix-huitième et le début du dix-neuvième siècle : The Female Quixote (1752) de Charlotte Lennox, les Lettres de Mistriss Henley (1784) d’Isabelle de Charrière, et Julie ou j’ai sauvé ma rose (1807) et Amélie de Saint-Far ou la fatale erreur (1808) de Félicité de Choiseul-Meuse. Chaque romancière fait l’objet d’un chapitre en rapport avec les sous-genres romanesques de l’Age classique : Arabella, l’héroïne de Lennox férue des romans de Madeleine de Scudéry, incarne « la lectrice héroïque » ; Mistriss Henley, imprégnée de Rousseau, représente « la lectrice sentimentale » ; et la Julie de Choiseul-Meuse, qui a lu dans son intégralité toute la littérature obscène des Lumières, campe « la lectrice libertine ». Sous la plume de Mainil, cette collection de romancières et d’héroïnes n’a rien d’anecdotique. Ce n’est pas par hasard qu’il additionne les éléments féminins, mais bien parce qu’il s’agit pour lui d’évaluer la littérature à l’aune du masculin et du féminin en tant qu’ils opèrent des déclinaisons spécifiques du don quichottisme, ce dont, trop souvent, la critique et l’histoire littéraires n’ont pas tenu compte de manière satisfaisante. Mainil juge notamment nécessaire de compléter les propos de Genette dans Palimpsestes, dont il souligne dans sa préface l’aspect contradictoire. Pour Genette, l’intérêt de la « transexuation » par la récriture réside dans le « renversement » de l’hypotexte qu’elle permettrait d’opérer, alors qu’il ne voit dans le texte de Lennox qu’un « chaînon manquant » entre deux chefs d’œuvre (masculins) : Don Quichotte et Madame Bovary. Non seulement cette qualité de « chaînon manquant » refuse à l’œuvre de Lennox tout intérêt spécifique, mais tous ceux qui ont lu Lennox savent bien que ce qu’elle propose ne saurait se résumer à un simple renversement sur le mode binaire.

Dans sa préface, Mainil soulève « trois problèmes spécifiques » (10) qui, d’emblée, invitent les lecteurs à tenir compte du caractère à la fois central et complexe du sexe des personnages et des auteurs. Premièrement, le bovarysme ne s’inscrit pas dans la continuité pure et simple du don quichottisme. L’affirmer c’est confondre « un idéalisme chevaleresque essentiellement noble » et tourné vers les autres avec « un idéalisme individuel » caractérisé par « l’obsession [d’Emma] de gratifier son propre indéfinissable et inaccessible désir » (10). Mainil tient également à souligner la dimension chronologique de l’intertexte : « les don Quichotte au féminin des dix-septième et dix-huitième siècles, en France comme en Angleterre, lisent des romans que n’avait pas lus don Quichotte […]. Ces romans, Emma Bovary ne les lira plus. » (10) La folie de tous ces personnages ne saurait donc être identique. Enfin, les héroïnes romanesques ne s’identifient jamais à Don Quichotte lui-même ou autre hidalgo, mais « à des personnages de leur propre sexe » : « les lectrices que mettent en scène Charlotte Lennox, Isabelle de Charrière, et Félicité de Choiseul-Meuse ne peuvent pas partir à la conquête du monde, cherchant par monts et par vaux une Dulcinée au masculin. Leurs aventures sont autres » (11).

Les œuvres de Lennox, Charrière et Choiseul-Meuse ont donc au moins en commun ces différences-là. En outre, Mainil nous convainc aisément, au fil de ses chapitres d’analyse, de ce qu’il énonce dans sa préface, à savoir que ces romancières sont définies par leur choix d’« une troisième voie » entre une condamnation sans appel et une défense du romanesque : « cette voie qui est celle de la récupération ironique et tactique passe par une reformulation polymorphe de la figure emblématique de la contamination romanesque : la lectrice folle » (17).

Northanger Abbey constitue à ses yeux un roman exemplaire des œuvres qu’il se propose d’analyser par la manière dont Jane Austen détourne la critique du romanesque pour, en fait, légitimer le roman, les lectrices et les romancières (18-19). Comme Jacqueline Letzter, qu’il ne cite pas mais qui la première avait appliqué le terme à l’œuvre de Charrière, Mainil s’en remet au concept de « tactique » développé par Michel de Certeau pour définir l’approche des trois romancières qu’il étudie. Celles-ci, en effet, n’attaquent pas de front le topos qui les discrédite en tant qu’autrices et en tant que lectrices : « Les romancières dont il est question ici pratiquent par contre une tactique particulière de réappropriation littéraire. Comme toute tactique qui est bricoleuse, clandestine, et ironique par essence, cette réappropriation ‘n’a pour lieu que celui de l’autre’. Elle s’inscrit dans le topos même qu’elle dénonce » (19).

Avant d’aborder les textes eux-mêmes, Mainil nous offre encore une très riche introduction dans laquelle il dépeint « le fabuleux destin d’un stéréotype » – celui de la lectrice folle – qu’il situe dans un cadre culturel beaucoup plus large que le discours littéraire : médecins, pédagogues et patriotes prennent au dix-huitième siècle le relais des théologiens et des moralistes du dix-septième siècle. En étudiant des discours très variés, Mainil parvient à mettre en lumière la puissance de ce consensus qui frappe d’anathème les lectrices de romans. Emanant d’horizons les plus divers, des propos tous plus sombres les uns que les autres sur les attaques subies par la Raison, sur les maladies nerveuses, la dissolution des moeurs et la déliquescence nationale (des deux côtés de la Manche) convergent dans une mise en accusation de l’effet de la lecture romanesque sur les femmes comme ennemi public numéro un. Offerte comme un plus à l’analyse littéraire qui constitue le cœur de l’ouvrage, cette introduction sur les représentations de la lectrice dans la perspective des cultural studies est éminemment utile pour prendre la mesure du poids et de l’omniprésence de ce stéréotype auquel s’affrontent les romancières. Mainil nous rappelle à sa manière que leurs romans ne se limitent pas à un jeu littéraire de « reprise de motif » mais qu’ils s’inscrivent dans des enjeux culturels et politiques déterminants du point de vue de l’histoire du genre (gender). Avant de se lancer dans l’analyse fine des textes, Mainil a le mérite de nous rappeler que Lennox, Charrière et Choiseul-Meuse écrivent dans un contexte culturel régi par une doxa massivement répandue selon laquelle femmes et littérature sont incompatibles.

Chacun des trois chapitres d’analyse contient une évaluation de l’hypotexte dans la perspective des questionnements soulevés dans la préface et l’introduction et une analyse des éléments métadiscursifs dans les romans de Lennox, Charrière et Choiseul-Meuse. Pour les besoins des Cahiers Charrière, nous nous arrêterons sur l’analyse des Lettres de Mistriss Henley, mais nous ne saurions trop encourager les lecteurs à parcourir les pages consacrées à Lennox et à Choiseul-Meuse. Expliquées par Mainil, les tactiques de subversion de cette dernière, notamment, sont proprement époustouflantes. Qu’une romancière ait réussi à récupérer la figure de la lectrice libertine envers et contre le sous-genre romanesque le plus phallocrate de tous – le roman érotique et pornographique – apparaît comme un pur miracle de l’histoire littéraire. D’autant plus que la subversion a lieu à l’ère du code Napoléon, une époque où, pensait-on avec Stendhal, les femmes avaient fini de rire. Passionnante pour elle-même, l’étude de Choiseul-Meuse par Mainil éveillera, on l’espère, la curiosité des chercheurs pour cette romancière « dont on connaît aujourd’hui mal la vie et l’œuvre » (182).

Mainil place au cœur de sa lecture des Lettres de Mistriss Henley le dialogue intertextuel avec Le Mari sentimental de Samuel de Constant qui en constitue l’hypotexte, un aspect du roman que la critique charriériste a tendance à limiter à ses préambules d’analyse. Ce faisant, Mainil prend notamment le contre-pied des interprétations biographiques de Mistriss Henley (Godet, Courtney, Trousson). Pour lui, le point de départ de ce roman est la scène de lecture du Mari sentimental par les époux Henley car, avec Mistriss Henley, Charrière écrit un roman sur les effets de la lecture en se livrant à un nombre impressionnant de détournements. Pour commencer, le personnage de Mistriss Henley ne correspond pas aux deux grandes tendances du « quichottisme en jupons » : elle n’est ni une lectrice folle qui finit vieille fille à force d’exiger trop de la réalité ni une femme irresponsable dont un tuteur devrait contrôler les lectures. En évoquant une lectrice dont le sort a déjà été scellé par le mariage, Charrière détourne le « quichottisme littéraire ». Et, en faisant faire à Mistriss Henley la critique d’un roman qu’elle lit en commun avec son époux (qui, lui, s’identifie au protagoniste Bompré), « Charrière remet en question un double principe interdépendant, la pertinence de la folie littéraire comme condition nécessaire de la lectrice, et le statut privilégié du mari sacré gardien de l’éducation et maître attitré des lectures » (125).

Mainil fournit une lecture subtile et originale du roman de Samuel de Constant, en particulier lorsqu’il met en lumière le potentiel ironique du personnage de Bompré : « dans sa quête pour appliquer à tous les domaines ses considérations et ses théories, M. Bompré souffre bien de quichottisme, un quichottisme non pas chevaleresque, mais politique, agricole et champêtre » (138). La lecture figure évidemment en bonne place parmi les défauts de Mme Bompré qui « voudrait transformer son cadre champêtre en un lieu idyllique et poétique » (143). Mais alors que le quichottisme de l’époux pourrait inviter les lecteurs à considérer avec prudence les critiques qu’il émet au sujet de son épouse, Mainil constate qu’il n’en est rien. L’ouverture ironique ne se soutient pas jusqu’à la fin car « le suicide final du mari sentimental et le comportement égoïste et impérieux de son épouse font véritablement de la destinée de M. Bompré une tragédie : celle d’un mari qui ne sait pas se faire respecter par une femme qui a lu trop de romans » (145). Face à cette situation, Charrière, selon Mainil, déjoue le scénario du « roman-réponse » à plus d’un titre. Tout d’abord, il faut se souvenir que ce qu’elle récrit, ce n’est pas le roman (boiteux) de Constant, « mais les lectures qui en sont faites, le plus souvent au détriment des épouses transformées pour la cause en un groupe homogène et considérées comme autant de mesdames Bompré » (148). A travers sa correspondance, Mistriss Henley, comme en sont informés les lecteurs du roman, veut rectifier une lecture erronée qui condamne les épouses en les caricaturant.

Mainil identifie trois tactiques mises en œuvre par Charrière à cet effet. Premièrement, son héroïne-lectrice rejette le manichéisme du roman original : elle « est à la fois un peu Mme Bompré, mais aussi un peu le mari sentimental, un peu l’un et l’autre, un peu ni l’un ni l’autre aussi » (150). Charrière a aussi l’art d’éviter les parallèles simples entre son roman et celui de Constant, et la reprise de motifs (le portrait, le chat, la décoration du château) ne sert chez elle qu’à illustrer, au contraire, « combien est erronée la généralisation du comportement de Mme Bompré à toutes les épouses » (151). Enfin elle récuse « la logique binaire du roman originel, et celle de la lecture de son mari » (149) et, par là, la suprématie de la raison dont il se réclame. Chez le « mari de roman » de Charrière, l’idéalisme et l’intransigeance quichottesques se confondent bel et bien avec un appel constant à la raison, « qui se manifeste le plus souvent par des préventions, par des idées bien arrêtées sur l’éducation, sur la mode, sur le mobilier de la chambre de sa femme et sa pérennité, sur la tradition, sur la famille et la lignée des femmes à qui la famille doit tant » (156). Enfin, Mainil nous invite à voir le lien tissé par Charrière entre les deux textes non pas tant dans la manière dont les personnages font usage ou non de leur raison ou de leur sensibilité, mais dans le rapport de pouvoir au sein de chacun des deux couples mis en scène. Le caractère impérieux – et raisonnable – de Mr Henley ressemble, pour qui sait bien lire, au caractère impérieux – et fantasque – de Mme Bompré : « Dans les deux cas, qu’il s’agisse d’une détermination romanesque et poétique ou d’une logique péremptoire prétendument rationnelle, la raison du plus fort est toujours la meilleure » (160). L’identification romanesque selon Charrière ne serait donc jamais celle que l’on croit et Mr Henley a bien tort de comparer ses prétendus malheurs à ceux du mari sentimental.

Tout en fournissant une analyse fine d’un corpus fort varié en apparence, Mainil parvient, grâce à la richesse de son questionnement critique et à la structure rigoureuse de son ouvrage, à produire une étude cohérente en tant qu’ensemble. Il concilie avec bonheur l’attention pointue au détail de la citation avec un débat théorique toujours passionnant. Don Quichotte en jupons fait partie de ces ouvrages qui donnent envie de relire les œuvres d’un regard neuf et, même s’il ne le clame pas haut et fort, il constitue une contribution importante à la question du genre (gender) en littérature.





SvD, February 2009




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