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Isabelle de Charrière et ses divers violons d’Ingres



Presentation


Depuis quelques années, des musiciens – aux Pays-Bas aussi bien qu’en Suisse – se sont mis à jouer et à présenter au public les compositions musicales d’Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen. On peut penser à Antoinette Lohmann, Paule Van Parys, Valérie Winteler, Christine Brandenburg avec son ensemble Zélide, et la Van Swieten Society, dirigée par Bart van Oort.

  • Charrière musicienne ?

L’intérêt nouveau porté à Isabelle de Charrière musicienne pourrait sur-prendre ceux qui connaissent l’opinion de Marius Flothuis sur ce sujet. Ce musicologue néerlandais, qui a collaboré à l’édition des Œuvres complètes commence ainsi, en 1975, un article :

Soyons honnêtes: si nous nous intéressons aux compositions musicales de Belle van Zuylen, ce n’est pas en premier lieu pour des raisons purement musicales. […] L’insignifiance relative de ses œuvres musicales se révèle dès le premier abord […]

On reconnaît évidemment ici le qualificatif d’« enfantine », utilisée jadis par Philippe Godet. En tant que rédactrices – non-musicologues – des Cahiers Isabelle de Charrière / Belle de Zuylen Papers, nous avons trouvé intéressant de prendre comme point de départ pour ce numéro le contraste entre la présentation assez négative que l’on a longtemps faite des compositions d’Isabelle de Charrière et l’attention qu’on lui accorde depuis un certain temps. Les musiciens que nous venons de nommer ne sembleraient pas tous souscrire à la formule de Flothuis : « nous nous y intéressons parce qu’il s’agit d’une activité créatrice secondaire d’une femme remarquable – remarquable dans plusieurs domaines, bien entendu ».

Dans son article – en fait la présentation d’une Soirée musicale Isabelle de Charrière, qui a eu lieu au Château de Zuylen, le 13 septembre 1974 – Marius Flothuis insiste sur le peu de valeur qu’aurait cette musique. La correspondance qu’il a échangée avec Simone Dubois, biographe de Belle de Zuylen, révèle même que le musicologue avait suggéré de ne pas publier ces compositions dans les Œuvres complètes. Pour le faire changer d’avis Simone Dubois lui écrit en juin 1974 :

Nous savons qu’il ne s’agit pas de la partie la plus importante de l’activité créatrice de Belle de Zuylen, mais à notre avis, la musique ne doit pas être absente. [...]. Godet parle de ses travaux musicaux comme étant sa « passion malheureuse ». Elle commença à composer de la musique lorsque la situation politique aux Pays-Bas et en France devenait de plus en plus sombre. C’est dans cette même période qu’elle a écrit ses pamphlets – la musique était censée la libérer de toutes ces préoccupations, c’était comme une « échappatoire ».

Comme on le sait, la musique a finalement été publiée, en 1981, dans le tome X des Œuvres complètes, mais peut-être sans grand enthousiasme de la part de l’éditeur responsable. Dans l’article cité plus haut, Flothuis semblait, en 1975, reprendre la remarque de Simone Dubois, mais en établissant un lien assez mal venu entre cette passion soi-disant soudaine et son âge :

La véritable passion pour la composition éclata lorsque Mad. de Charrière avait 45 ans. Je le laisse à des spécialistes d’explorer s’il y a un rapport entre cet âge et cette inclination soudaine.

On voit aisément qu’il y a ici une simplification : même si en effet Isabelle de Charrière était entraînée par cette passion qu’était pour elle la musique, aux alentours de l’année 1785, c’était aussi sa carrière d’écrivaine qui était en train de prendre un essor nouveau, avec la publication de ses trois premiers « romans suisses » : les Lettres neuchâteloises, les Lettres écrites de Lausanne et les Lettres de Mistriss Henley.

De telles erreurs ne sont pas, à elles seules, une preuve que Flothuis se trompe dans son appréciation des compositions charriériennes. Mais il s’agit aussi d’argumenter des appréciations, et de les faire comprendre. Dans l’article de 1975, Flothuis présente « quelques observations sur leur style, leur nature et sur la connaissance du métier de leur auteur » :

Le style est celui qui était commun aux œuvres des compositeurs français de l’époque, ou plutôt de la génération précédente. […]
La nature de ses œuvres vocales est celle des compositions qu’on jouait dans les salons de la noblesse; il s’agit de petits airs et de petites romances assez conventionnelles, écrites dans le style des « bergerettes », […] ces compositions témoignent d’un conformisme presque absolu. […]
Du point de vue du métier les airs et les romances sont le plus réussies; […] Les sonates contiennent certaines gaucheries dans l’écriture, mais […] on trouvera un certain progrès dans la réalisation technique.

Pour les deux premiers éléments, style et nature, il y a clairement chez l’auteur des attentes déçues qui expliquent son insistance sur le manque d’originalité et d’innovation musicales de celle dont les coéditeurs des Œuvres complètes ont dû louer justement le non-conformisme caractéristique de ses écrits. La troisième remarque, reconnaissant au moins à cette « compositrice du dimanche » le mérite d’avoir progressé, est la seule absente de l’introduction que Flothuis allait donner en 1981 dans les Œuvres complètes, sous le titre : « Isabelle de Charrière compositeur ». Cecil P. Courtney se base peut-être sur cette présentation lorsque dans sa biographie de Belle, publiée en 1993, il traite de ses ouvrages musicaux :

They are not memorable; the best that can be said for them is that they are specimens of the conventional music of the period.

Mais il est possible aussi que le biographe fasse ici écho à ce qu’Isabelle de Charrière écrivait sur elle-même : « Depuis ce premier essai je n’ai rêvé que musique. C’est dommage que tant d’ardeur soit accompagné de si peu de talent ».

Aux propos de Marius Flothuis, nous aimerions en effet formuler quelques objections – toujours conscientes de ne pas être musicologues nous-mêmes. Non seulement les prétentions de la compositrice elle-même sont relativement modestes, mais rappelons aussi que tous les musicologues n’étaient pas d’accord avec Marius Flothuis. Dès 1984, Wim Thijsse lui reprochait d’aborder cette musique avec des critères qui ne correspondaient pas à son époque. Et depuis les années 80, l’intérêt des musicologues et des musiciens s’est davantage porté vers toute une sociabilité musicale qui avait cours au XVIIIe siècle – justifiant par exemple la publication de CDs comme celui intitulé Belle de Zuylen / Mme de Charrière : Une histoire musicale. Dans le texte qui l’accompagne Antoinette Lohmann précise que

notre perception actuelle de la musique de cette époque s’appuie en grande partie sur le fait que nous avons retenu le nom des grands maîtres, alors qu’au dix-huitième siècle le dilettantisme était roi. […]

Des comparaisons avec Mozart, par exemple, sont par conséquent injustes :

nous devons considérer la musique d’Isabelle de Charrière pour ce qu’elle est et non pas y voir des prétentions que nous voudrions y trouver aujourd’hui.

Deux contributions de musicologues à ce numéro tendent en effet à situer dans leur cadre historique aussi bien la « fureur » pour la musique ressentie par Charrière, que le qualificatif d’« enfantin » qui a été, à une autre époque, appliqué à ses compositions. Irène Minder-Jeanneret situe dans son contexte la déclaration de Philippe Godet, et Helen Metzelaar documente, à l’aide de correspondances récemment découvertes, ces activités musicales se déroulant dans les cadres familiaux de l’aristocratie hollandaise. Exemple de ces musiciens qui, actuellement, jouent et chantent la musique de Belle de Zuylen, Francine van der Heijden, soprano de la « Van Swieten Society », nous livre ses impressions très personnelles de chanteuse du XXIe siècle se confrontant à cette femme compositeur du XVIIIe.

Flothuis, assurément, n’avait pas tort de considérer la musique comme une activité secondaire de celle qui nous intéresse tout d’abord par ses écrits. Mais il n’en est pas moins évident que les choix faits récemment par ces musiciens, allant à l’encontre des idées apparemment « reçues », ont besoin d’être commentés et expliqués. C’est ce que nous avons voulu faire dans ce Cahier, dont les articles néanmoins ne se concentrent pas tous sur ce premier « violon d’Ingres » d’Isabelle de Charrière.

  • Charrière peintresse ?

En effet, on sait aussi qu’elle en avait – au moins – un second. Dès son adolescence, sa gouvernante Mademoiselle Prévost l’avait déjà signalé, en s’exclamant : « Vous voilà peintresse, musicienne, couturière [...] ». Elle-même, elle réfèrera également dans ses lettres de façon assez régulière à ses activités autres que littéraires, et autres que musicales. Peu après son arrivée à Neuchâtel, par exemple, elle écrit à Constant d’Hermenches :

Je me porte assez bien malgré la neige et la bise. On [i.e. sa belle-famille] n’est pas trop mécontent de moi, et je suis très contente des autres. Je travaille, je joue aux échecs, j’écris et je reçois beaucoup de lettres. Mme de Corcelles m’enverra des pastels et alors je peindrai. En attendant je découpe des profils, petit talent dont je n’avais pas connaissance. Si je m’en fusse avisée plutôt, j’aurais dans mon portefeuille tous mes parents et mes amis de Hollande.

Et les biographies reproduisent, sinon ces profils découpés, du moins un certain nombre de portraits, dont on sait ou présume qu’ils sont de la main de Belle de Zuylen. Nous n’avons pu trouver un historien de l’art susceptible d’étudier ces matériaux. Mais de façon assez intéressante et inattendue, l’intérêt que nous avons porté à l’art du portrait charriérien, semblerait avoir été à l’origine d’une trouvaille faite par un des membres de l’Association, Paul van den Boogaard, à savoir un portrait jusqu’à présent inconnu de l’écrivaine, réalisé en 1773 par le pastelliste Jean-Baptiste Perronneau. Dans ce numéro, la présentation de ce « nouveau » pastel, est flanquée d’une étude par Claudia Gaggetta-Dalaimo, consacrée aux portraits que fit de l’écrivaine cet autre pastelliste qui fut son contemporain bien plus célèbre : Maurice Quentin de La Tour.

Comble de surprise, les héritiers de la sculptrice néerlandaise Ton Sondaar ont proposé de léguer à l’Association néerlandaise Isabelle de Charrière un portrait réalisé par leur mère dans les années 60. Le bureau de l’Association a décidé d’en faire un prêt au Letterkundig Museum (Musée de l’Histoire littéraire néerlandaise) de La Haye – qui, l’année dernière, avait justement inclus Belle de Zuylen dans son « Panthéon » de la littérature néer-landaise.

La partie « Arts » de ce Cahier concernera donc des portraits de Charrière, qui ne sont pas des autoportraits, mais qui, pour cette raison même, permettent de comprendre l’importance de la personne, que ce soit dans la Suisse du XVIIIe ou dans les Pays-Bas du XXe siècle. En effet, le portrait réalisé par Ton Sondaar a bien été fait parce que la sculptrice se sentait attirée et inspirée par celle qu’elle avait choisie comme modèle – de la même façon qu’une autre sculptrice, Fanny Kiezenberg, avait voulu faire la plaquette en bronze qui actuellement se trouve dans le « Salon de Madame de Charrière ».

  • Charrière écrivaine

Constatant que c’est pour célébrer l’écrivaine que les deux sculptrices ont réalisé leurs portraits, il convient de revenir sur le rôle que la musique et les arts ont pu jouer à l’intérieur de son œuvre littéraire. De la même façon qu’Isabelle de Charrière avait ses diverses occupations, les personnages qu’elle créait avaient les leurs : Julie d’Arnonville « peignait des paysages, et brodait des fleurs ; elle travaillait avec adresse, elle chantait avec goût » ; Geneviève de l’Arche « travaillait et lisait dans le jardin » . Etant réunis à plusieurs et chacun s’occupant, au moins un des personnages joue de la musique :

On se rassemblait dans une grande chambre […] où Claudine avait son rouet, Lambert son tour, Geneviève sa broderie, M. l’Abbé son piano et ses livres, là M. de l’Arche assis auprès du feu lisait et écoutait lire, là Geneviève, l’abbé… et Lambert chantaient des hymnes, des motets et des romances.

Ces occupations peuvent servir soit à caractériser les personnages en leur donnant des activités spécifiques, soit à faire progresser l’intrigue. Cette deuxième option, c’est peut-être surtout la musique qui s’en charge, notamment dans le roman: on se souviendra des petits concerts auxquels participent les deux protagonistes des Lettres neuchâteloises, Marianne de La Prise et Henri Meyer. Les rituels appartenant à l’exécution de la musique est comme bouleversée lorsqu’ils se voient. Chacun des deux rapporte cette même expérience dans une lettre à une tierce personne ; Henri d’abord :

Je trouvais quelque chose de si singulier à ce qu’elle vînt chanter tout à côté de moi, et que je dusse l’accompagner, que je la regardais marcher et s’arrêter, prendre sa musique ; je la regardais, dis-je, avec un air si extraordinaire […] que je ne doute pas que ce fût cela qui la fit rougir ; […] elle laissa tomber sa musique, sans que j’eusse l’esprit de la relever ; et quand il fut question de prendre mon violon, il fallut que mon voisin me tirât par la manche […]

puis Marianne :

En passant auprès de lui pour aller chanter, je le regardais attentivement ; lui aussi me regarda […] et nous nous perdîmes si bien dans cette contemplation l’un de l’autre, que je laissai tomber ma musique et qu’il oublia son violon, ne sachant plus, ni lui, ni moi, de quoi il était question, ni ce que nous avions à faire. Il rougit ; je rougis aussi […]

Pour des raisons peut-être pratiques, dans ses pièces de théâtre Isabelle de Charrière semble davantage avoir recours à la peinture. Pourtant, musique, peinture et écriture sont parfois réunies, comme dans la première scène de sa pièce Comment la nommera-t-on ? (1788). L’effet comique visé ici – obtenu grâce à la facilité avec laquelle une comtesse se fait passer pour sa propre bonne – n’est pas sans rappeler la modestie que Charrière manifestait en tant que compositrice, et son attitude probablement ironique adoptée à l’égard de ses écrits. On voit le Vicomte de Verteuil arriver de grand matin pour rendre visite à la Comtesse d’Ossan. Trouvant dans le salon une femme portant un tablier, il présume que c’est la bonne. La Comtesse s’était en effet habillée de cette façon pour se mettre à sa peinture. Elle est contente de discuter avec lui ses propres prétentions artistiques dans les trois domaines :

  • Verteuil :

[…] on dit que la Comtesse peint fort bien.

  • La Comtesse :

Elle copie.

  • Verteuil :

On convient qu’elle fait très bien des vers.

  • La Comtesse :

Du plus petit genre.

  • Verteuil :

Ah, si elle savait comme vous faites les honneurs de ses talents ! Est-elle musicienne aussi ?

  • La Comtesse :

Elle aurait voulu chanter : elle n’a point de voix ; jouer du clavecin : elle a peu d’agilité dans la main.

  • Verteuil :

A merveille ! et voilà cette femme si vantée ?

  • La Comtesse :

Oui.

  • Apprécier, étudier, évaluer

Ainsi, Charrière elle-même thématise les appréciations formulées sur les productions artistiques féminines. Et elle suggère que ceux qui les prononcent ne sont pas toujours aussi fiables les uns que les autres. D’abord le Vicomte dit à la « bonne » que ce qu’elle vient de lui dire sur la Comtesse n’est qu’une « confirmation de ce qu’on m’en a dit ». Et ensuite il procède à une conversation un peu plus intime : « il faut que nous fassions connaissance ensemble plus particulièrement ». Dans la scène suivante, elle raconte, en tant que Comtesse et en présence du Vicomte, la scène à son mari, qui la console en disant :

Vraiment, votre tableau est charmant. On ne le distinguera pas de l’original. Regardez Vicomte. Si Ruysdael avait su que vous le copieriez, il en aurait été tout fier.

Il est fort probable que bon nombre des écrits d’Isabelle de Charrière – et d’autres auteurs femmes – réclameraient d’être davantage étudiés avant de pouvoir être l’objet d’évaluations sérieuses. Ceci concerne, à notre avis, aussi ses Vers dont certains servent de paroles à ses Airs et Romances. Cela importe en l’occurrence puisque les jugements négatifs portés sur la musique de Charrière sont parfois munis d’un argument supplémentaire : le peu d’intérêt qu’auraient les textes. Dans ce cas, les commentateurs ont conscience de se trouver en face d’une écrivaine non-conformiste, voire révolutionnaire – et que le texte de ces vers ne reflète pas ce non-conformisme. Thea Derks parlait par exemple, en 1997, de leur « caractère idyllique ». C’est ce qui semble justifier des déceptions. L’ironie qu’on aime à trouver et à louer dans les romans d’Isabelle de Charrière, n’est pas aussi facile à percevoir dans ses vers. Il n’y a pourtant qu’à penser à ces poésies de circonstance découvertes par Kees van Strien, et dont on connaît justement les circonstances, pour pouvoir apprécier le jeu qui s’y déploie – et qui pourrait se trouver aussi dans d’autres de ses poésies. Il est difficile alors d’étiqueter simplement de « rococo » et musique et vers – notamment quand il s’agit de vers de ce style :

Bien nous savons que dans cet univers
Faut propager notre imbécile espèce
Mais pour cela, mes chers faiseurs de vers,
Point n’est besoin de vous ni du Pernesse.

Ces deux domaines, musique et arts, nous offrent donc, aussi, toute une série de questions à résoudre en rapport avec Isabelle de Charrière écrivaine. Ce Cahier voudrait en montrer l’intérêt. Espérons qu’il incitera littéraires, musicologues et historiens de l’art à continuer de se pencher sur ces problématiques. Que le domaine de l’« écriture féminine » de cette période suscite l’intérêt des chercheurs et en particulier de la nouvelle génération, est illustré par la contribution d’Ineke Janse, travaillant sur Marie-Elisabeth de La Fite, écrivaine et éducatrice contemporaine que Belle de Zuylen a dû croiser à La Haye ; par le mémoire de Master écrit par Wyneke van Gelder qui a reçu le Prix Belle de Zuylen – consacré à l’impact international de Jeanne-Marie Leprince de Beaumont, que Charrière lisait et recommandait autour d’elle ; et par la discussion autour de la contribution de Paul Pelckmans qui, dans le numéro précédent, avait comparé L’Histoire de Sara Burgerhart de Betje Wolff – contemporaine hollandaise – et les Lettres neuchâteloises d’Isabelle de Charrière.

Pour les notes: voir la version sur papier...



SvD, November 2011



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