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Lettre XXXIV




Il m'a fallu beaucoup de temps, mon cher Aza, pour approfondir la cause du mépris que l'on a presque généralement ici pour les femmes. Enfin je crois l'avoir découverte dans le peu de rapport qu'il y a entre ce qu'elles sont et ce que l'on s'imagine qu'elles devraient être. On voudrait, comme ailleurs, qu'elles eussent du mérite et de la vertu. Mais il faudrait que la nature les fît ainsi ; car l'éducation qu'on leur donne est si opposée à la fin qu'on se propose, qu'elle me paraît être le chef-d'oeuvre de l'inconséquence française.

On sait au Pérou, mon cher Aza, que, pour préparer les humains à la pratique des vertus, il faut leur inspirer dès l'enfance un courage et une certaine fermeté d'âme qui leur forment un caractère décidé ; on l'ignore en France. Dans le premier âge, les enfans ne paraissent destinés qu'au divertissement des parens et de ceux qui les gouvernent. Il semble que l'on veuille tirer un honteux avantage de leur incapacité à découvrir la vérité. On les trompe sur ce qu'ils ne voient pas. On leur donne des idées fausses de ce qui se présente à leurs sens, et l'on rit inhumainement de leurs erreurs ; on augmente leur sensibilité et leur faiblesse naturelle par une puérile compassion pour les petits accidens qui leur arrivent : on oublie qu'ils doivent être des hommes.

Je ne sais quelles sont les suites de l'éducation qu'un père donne à son fils, je ne m'en suis pas informée. Mais je sais que, du moment que les filles commencent à être capables de recevoir des instructions, on les enferme dans une maison religieuse pour leur apprendre à vivre dans le monde ; que l'on confie le soin d' éclairer leur esprit à des personnes auxquelles on ferait peut-être un crime d'en avoir, et qui sont incapables de leur former le coeur, qu'elles ne connaissent pas.

[...]

Régler les mouvemens du corps, arranger ceux du visage, composer l'extérieur, sont les points essentiels de l'éducation. C'est sur les attitudes plus ou moins gênantes de leurs filles que les parens se glorifient de les avoir bien élevées. Ils leur recommandent de se pénétrer de confusion pour une faute commise contre la bonne grâce : ils ne leur disent pas que la contenance honnête n'est qu'une hypocrisie, si elle n'est l'effet de l'honnêteté de l'âme. On excite sans cesse en elles ce méprisable amour-propre, qui n'a d'effet que sur les agrémens extérieurs. On ne leur fait pas connaître celui qui forme le mérite, et qui n'est satisfait que par l'estime. On borne la seule idée qu'on leur donne de l'honneur à n'avoir point d'amans, en leur présentant sans cesse la certitude de plaire pour récompense de la gêne et de la contrainte qu'on leur impose ; et le temps le plus précieux pour former l'esprit est employé à acquérir des talens imparfaits dont on fait peu d'usage dans la jeunesse, et qui deviennent ridicules dans un âge plus avancé.

Mais ce n'est pas tout, mon cher Aza, l'inconséquence des Français n'a point de bornes. Avec de tels principes ils attendent de leurs femmes la pratique des vertus qu'ils ne leur font pas connaître; ils ne leur donnent pas même une idée juste des termes qui les désignent. Je tire tous les jours plus d'éclaircissement qu'il ne m'en faut là-dessus dans les entretiens que j'ai avec de jeunes personnes dont l'ignorance ne me cause pas moins d'étonnement que tout ce que j'ai vu jusqu'ici.

[...]

Elles ne sont pas mieux instruites sur la connaissance du monde, des hommes et de la société. Elles ignorent jusqu'à l'usage de leur langue naturelle ; il est rare qu'elles la parlent correctement, et je ne m'aperçois pas sans une extrême surprise que je suis à présent plus savante qu'elles à cet égard.

C'est dans cette ignorance que l'on marie les filles, à peine sorties de l'enfance. Dès-lors il semble, au peu d'intérêt que les parens prennent à leur conduite, qu'elles ne leur appartiennent plus. La plupart des maris ne s'en occupent pas davantage. Il serait encore temps de réparer les défauts de la première éducation ; on n'en prend pas la peine.

[...]

Quand tu sauras qu'ici l'autorité est entièrement du côté des hommes, tu ne douteras pas, mon cher Aza, qu'ils ne soient responsables de tous les désordres de la société. Ceux qui par une lâche indifférence laissent suivre à leurs femmes le goût qui les perd, sans être les plus coupables, ne sont pas les moins dignes d'être méprisés ; mais on ne fait pas assez d'attention à ceux qui, par l'exemple d'une conduite vicieuse et indécente, entraînent leurs femmes dans le dérèglement, ou par dépit, ou par vengeance.

Et en effet, mon cher Aza, comment ne seraient-elles pas révoltées contre l'injustice des lois qui tolèrent l'impunité des hommes, poussée au même excès que leur autorité ? Un mari, sans craindre aucune punition, peut avoir pour sa femme les manières les plus rebutantes ; il peut dissiper en prodigalités aussi criminelles qu'excessives non-seulement son bien, celui de ses enfans, mais même celui de la victime qu'il fait gémir presque dans l'indigence par une avarice pour les dépenses honnêtes, qui s'allie très-communément ici avec la prodigalité. Il est autorisé à punir rigoureusement l'apparence d'une légère infidélité en se livrant sans honte à toutes celles que le libertinage lui suggère. Enfin, mon cher Aza, il semble qu'en France les liens du mariage ne soient réciproques qu'au moment de la célébration, et que dans la suite les femmes seules y doivent être assujetties.

Je pense et je sens que ce serait les honorer beaucoup que de les croire capables de conserver de l'amour pour leur mari malgré l'indifférence et les dégoûts dont la plupart sont accablées : mais qui peut résister au mépris ?

Le premier sentiment que la nature a mis en nous est le plaisir d'être, et nous le sentons plus vivement et par degrés à mesure que nous nous apercevons du cas que l'on fait de nous.

[...]

S'il est donc vrai, mon cher Aza, que le désir dominant de nos coeurs soit celui d'être honoré en général et chéri de quelqu'un en particulier, conçois-tu par quelle inconséquence les Français peuvent espérer qu'une jeune femme accablée de l'indifférence offensante de son mari ne cherche pas à se soustraire à l'espèce d'anéantissement qu'on lui présente sous toutes sortes de formes ? Imagines-tu qu'on puisse lui proposer de ne tenir à rien dans l'âge où les prétentions vont au-delà du mérite ? Pourrais-tu comprendre sur quel fondement on exige d'elle la pratique des vertus dont les hommes se dispensent, en lui refusant les lumières et les principes nécessaires pour les pratiquer ? Mais ce qui se conçoit encore moins, c' est que les parens et les maris se plaignent réciproquement du mépris qu'on a pour leurs femmes et leurs filles, et qu'ils en perpétuent la cause de race en race avec l'ignorance, l'incapacité et la mauvaise éducation.

O mon cher Aza ! Que les vices brillans d'une nation d'ailleurs si séduisante ne nous dégoûtent point de la naïve simplicité de nos moeurs. N'oublions jamais, toi, l'obligation où tu es d'être mon exemple, mon guide et mon soutien dans le chemin de la vertu, et moi, celle où je suis de conserver ton estime et ton amour en imitant mon modèle.


SvD, Novembre 2008




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