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Lettre XLI




Au chevalier Déterville, à Paris.

Je reçois presqu'en même temps, monsieur, la nouvelle de votre départ de Malte et celle de votre arrivée à Paris. Quelque plaisir que je me fasse de vous revoir, il ne peut surmonter le chagrin que me cause le billet que vous m'écrivez en arrivant.

Quoi ! Déterville, après avoir pris sur vous de dissimuler vos sentimens dans toutes vos lettres, après m'avoir donné lieu d'espérer que je n'aurais plus à combattre une passion qui m'afflige, vous vous livrez plus que jamais à sa violence !

A quoi bon affecter une déférence que vous démentez au même instant ? Vous me demandez la permission de me voir, vous m'assurez d'une soumission aveugle à mes volontés, et vous vous efforcez de me convaincre des sentimens qui y sont le plus opposés, qui m'offensent, enfin que je n'approuverai jamais.

Mais puisqu'un faux espoir vous séduit, puisque vous abusez de ma confiance et de l'état de mon âme, il faut donc vous dire quelles sont mes résolutions, plus inébranlables que les vôtres.

C'est en vain que vous vous flatteriez de faire prendre à mon coeur de nouvelles chaînes. Ma bonne foi trahie ne dégage pas mes sermens ; plût au ciel qu'elle me fît oublier l'ingrat ! Mais quand je l'oublierais, fidèle à moi-même, je ne serai point parjure. Le cruel Aza abandonne un bien qui lui fut cher ; ses droits sur moi n'en sont pas moins sacrés: je ne puis guérir de ma passion, mais je n'en aurai jamais que pour lui : tout ce que l'amitié inspire de sentimens est à vous ; vous ne les partagerez avec personne ; je vous les dois ; je vous les promets ; j'y serai fidèle : vous jouirez au même degré de ma confiance et de ma sincérité ; l'une et l'autre seront sans bornes. Tout ce que l'amour a développé dans mon coeur de sentimens vifs et délicats tournera au profit de l'amitié. Je vous laisserai voir avec une égale franchise le regret de n'être point née en France et mon penchant invincible pour Aza ; le désir que j'aurais de vous devoir l'avantage de penser, et mon éternelle reconnaissance pour celui qui me l'a procuré. Nous lirons dans nos âmes : la confiance sait aussi-bien que l'amour donner de la rapidité au temps. Il est mille moyens de rendre l'amitié intéressante et d'en chasser l'ennui.

Vous me donnerez quelque connaissance de vos sciences et de vos arts ; vous goûterez le plaisir de la supériorité ; je la reprendrai en développant dans votre coeur des vertus que vous n'y connaissez pas. Vous ornerez mon esprit de ce qui peut le rendre amusant, vous jouirez de votre ouvrage ; je tâcherai de vous rendre agréables les charmes naïfs de la simple amitié, et je me trouverai heureuse d'y réussir.

Céline, en nous partageant sa tendresse, répandra dans nos entretiens la gaîté qui pourrait y manquer : que nous restera-t-il à désirer ?

Vous craignez en vain que la solitude n'altère ma santé. Croyez-moi, Déterville, elle ne devient jamais dangereuse que par l'oisiveté. Toujours occupée, je saurai me faire des plaisirs nouveaux de tout ce que l'habitude rend insipide.

Sans approfondir les secrets de la nature, le simple examen de ses merveilles n'est-il pas suffisant pour varier et renouveler sans cesse des occupations toujours agréables ? La vie suffit-elle pour acquérir une connaissance non-seulement légère, mais intéressante, de l'univers, de ce qui m'environne, de ma propre existence ?

Le plaisir d'être, ce plaisir oublié, ignoré même de tant d'aveugles humains ; cette pensée si douce, ce bonheur si pur, je suis, je vis, j'existe, pourrait seul rendre heureux, si l'on s'en souvenait, si l'on en jouissait, si l'on en connaissait le prix.

Venez, Déterville, venez apprendre de moi à économiser les ressources de notre âme et les bienfaits de la nature. Renoncez aux sentimens tumultueux, destructeurs imperceptibles de notre être ; venez apprendre à connaître les plaisirs innocens et durables; venez en jouir avec moi ; vous trouverez dans mon coeur, dans mon amitié, dans mes sentimens tout ce qui peut vous dédommager de l'amour.

SvD, Novembre 2008




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