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Lettre XIV




Lundi, à Winchester.

J' écris à Milord Carlile, et je lui donne ces détails qu' il n' a pu obtenir de vous. Son ancienne amitié pour le Comte D' Ossery lui persuade que le procédé dont je me plains ne sauroit être impardonnable. Il en jugera autrement, je l' espére ; il ne lui restera plus de prétexte pour tous les lieux communs dont il me fatigue. A vous dire la vérité, ma chere Henriette, je ne voudrois pas qu' un autre vît cette histoire. Il me paroit fort désagréable d' en avoir une ; et si je pensois sérieusement, je la déchirerois, peut-être. J' ai passé une partie de la nuit à l' écrire ; je ne saurois vous exprimer combien cette occupation m' a agitée. Dès que Milord Carlile aura lu ce cahier, faites-moi le plaisir de le brûler. Je ne réponds pas à votre jolie lettre : ma chere, vous étiez bien gaie quand vous m' avez écrit ; je ne le suis point assez à présent pour vous répondre.

Lettre de Milady Catesby à Milord Carlile.

Non, milord, je n' ai point un esprit d' obstination qui me porte à me chagriner , pour faire partager mes peines à un autre ; mais j' ai la noble fermeté qui distingue les coeurs généreux de ces petites ames, toujours prêtes à recevoir les impressions qu' on veut leur donner. Déterminée dans mes résolutions par des principes sûrs, je suis capable de tous les efforts que l' honneur exige ; et ce que je croirai me devoir, décidera toujours de mes projets de conduite et de mes idées de bonheur. C' est un homme, dites-vous, qui a des torts ; il les sent, il revient ; vous rejettez ses soumissions ; ce procédé est peu d' accord avec votre caractére : vous aimez encore, vous êtes encore aimée ; vous devez oublier, vous devez pardonner. Pourquoi le dois-je, milord ? Lorsque vous eutes querelle avec le chevalier Sternill ; c' étoit un homme, qui, dans un moment de délire, vous avoit insulté ; il reconnoissoit sa faute, il l' avouoit ; il offroit de vous faire toutes les réparations qui étoient en son pouvoir ; vous saviez qu' il vous aimoit ; cependant vous refusates de l' entendre ; rien ne put vous faire consentir à un accommodement ; et pour un geste douteux, un mot échappé dans la chaleur d' une folle dispute, vous étendites mort à vos pieds celui que vous aviez nommé cent fois votre ami. Quelqu' un blâma-t-il votre inflexibilité ? Pourquoi pardonnerois-je, moi que l' on a insultée avec réflexion, de dessein prémédité, sous le voile de l' amitié, de l' amour, de tous les sentiments qui peuvent toucher un coeur tendre et reconnoissant ? Eh ! Quel droit un sexe a-t-il de se jouer de la douceur et de la bonté de l' autre ? [...]

[...]

[...] Rentrée dans mon appartement, on me dit que milord étoit sorti ; deux heures après, on m' apporta une lettre ; elle étoit de lui : que devins-je en y trouvant ces mots !

"Je pars, madame, et je pars sans espoir de vous revoir jamais : comment oserois-je reparoître devant vous ! Moi qui vous ai trahie ! Qui, parvenu au comble de mes voeux, de mes souhaits les plus ardents, aimé de vous enfin, n' ai pu réprimer un indigne mouvement ! ... moi qui me suis exposé à vous perdre ! Ah ! Détestez, méprisez le monstre odieux qui a détruit son bonheur et le vôtre ! Hélas ! Si près d' être à vous ! Si charmé de mon sort ! Si vain de regner dans un coeur tel que le vôtre ! quand vous m' avez préféré ! ... faut-il ! ... oui, l' honneur m' impose une loi... que vous êtes vengée ! que je suis puni ! Je vous perds ! ... ah ! Dieu, je vous perds ! ... fatal voyage ! ... mais de qui me plaindre que de moi-même ? Votre idée si chere à mon coeur, si présente à mon souvenir, ne devoit-elle pas m' arrêter ? ... mais étois-je à moi ? ... quoi ! Je ne vous verrai plus ! Je serai l' objet de vos mépris ! De votre haine ! ... plus malheureux cent fois de l' être un seul instant de vos regrets, de votre douleur, de vos larmes, qui vont couler pour un ingrat, pour un cruel, forcé de se priver ! ... ah ! Plaignez-moi, madame, j' ose implorer votre pitié ! Que ne puis-je, au moins, vous apprendre ! ... mais cet horrible secret n' est pas tout à moi ; je dois respecter... quoi ? ... mon malheur. Faut-il que je sois réduit à désirer d' être oublié de vous ? Ah ! Je ne vous oublierai jamais ; je vous adorerai toujours ; vous m' occuperez sans cesse. Adieu, madame, adieu. Puissé-je ne pas vivre assez long-tems pour apprendre ce que vous pensez d' un malheureux qui ne vous méritoit pas."

Je demeurai comme une personne inanimée : un coup si terrible, si peu attendu, si peu mérité, anéantit presque mon être. [...]





SvD, November 2008




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