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L'abbé Joseph de La Porte




Le polygraphe et abbé Joseph de La Porte est l’auteur de l’Histoire littéraire des femmes françaises (1769) qu’il présente comme une "espèce de trophée érigé à la gloire du beau sexe et à celle de notre nation": cinq volumes contenant les noms de 259 écrivaines. La Porte avait formulé comme motif de son entreprise historiographique l’envie de prouver à un public féminin :

que l’esprit n’est point incompatible avec la beauté [...] les Muses avec les Grâces ; que les femmes, destinées à plaire par les charmes de la figure, peuvent également aspirer à la gloire des talents [...].

Il est dès lors intéressant de voir que l’abbé historien des femmes présente par exemple Pernette du Guillet (1520-1545) et Clémence de Bourges (XVIe siècle), en disant qu’elles "joi[gne]nt les grâces aux talents", Louise-Marguerite Vatry (1682-1752), qui "réunit les qualités du coeur, les agréments de l’esprit, et les charmes de la figure", Madame du Hallay (XVIIIe siècle), que "[l’on] compare aux Grâces pour la figure, et aux Muses pour l’esprit, le goût et son génie pour la Poésie", et la Comtesse de La Suze (1618-1673), à qui "[on] donnait la noblesse et la majesté de Junon, l’esprit et le savoir de Minerve, la beauté et les grâces de Vénus".

On a l’impression de retrouver ici le topos narratif de la beauté féminine, "nécessaire" dans l’intrigue du roman selon Pierre Fauchery. La question se pose de savoir quel rôle il joue dans l’historiographie littéraire. La mention des charmes féminins aurait-elle pour but de rassurer les écrivaines en herbe, et de montrer que les préjugés entourant "la femme savante" ne les concerneront pas ?

Curieusement, La Porte ne poursuit pas son argumentation jusqu’au bout. En effet, chacune de ces présentations de "beautés" est contrebalancée par un élément négatif, à savoir une remarque sur le peu de qualité des écrits de la dame. Pernette du Guillet et Clémence de Bourges n’auraient ? toutes belles qu’elles soient ? rien produit "d’assez remarquable pour en grossir cette Lettre" ; Madame Vatry "faisait […] des vers passables pour ses sociétés, mais peu dignes de remplir l’espace immense qu’ils occupent" dans le recueil où La Porte les avait rencontrés; les vers de Madame du Hallay, qu’il ne "rapporte pas, semblent démentir une partie des éloges que lui ont prodigués les beaux esprits de son temps"; et ceux de Madame de La Suze, qui elle-même ressemblait pourtant à Vénus, "paraissent fort au-dessous de la réputation de leur Auteur". Au lieu de la compatibilité annoncée, c’est donc un contraste entre la supposée beauté de ces femmes et sa piètre opinion sur les produits de leur esprit que La Porte propose. Cela ne semble pas fait pour rassurer les femmes belles.

Quant aux femmes laides, elles auraient, en effet, quelque raison de se sentir réconfortées par la présentation du contraste inverse. La dramaturge Marie-Anne Barbier (1664-1745) est dite "ni riche, ni jolie"; pour l’auteure de Clélie (1607-1701) on trouve cette remarque : "Mademoiselle de Scudéry était singulièrement laide"; et quant à Mademoiselle de Lussan (1682-1758), sa figure n’aurait pas annoncé

les obligations qu’elle avait à l’amour : elle était louche et brune à l’excès. Quiconque l’eût entendue sans la voir l’eût prise pour un homme ; et quiconque l’eût vue sans qu’elle parlât, l’eût encore prise pour un homme.

Dans ces cas, La Porte émet bien quelques réserves sur les qualités des oeuvres, qu’il loue en des termes plutôt convenus. Mais il en cite de larges extraits : dix pages pour Barbier, cent quarante-cinq pour Scudéry, cent soixante-neuf pour Lussan. Cela indique bien l’importance, à ses yeux, de ces auteures. Dans certains cas il affirme d’ailleurs cette importance. Ainsi pour Scudéry : "son mérite et sa réputation lui procurèrent de la part des Grands et des Etrangers, les témoignages les plus glorieux".

Les mises en opposition de la beauté d’une écrivaine avec sa disqualification en tant qu’auteure, et de la laideur d’une autre avec la démonstration de son succès ne sont certes pas complètement systématiques dans l’Histoire littéraire des femmes. Il faut donc éviter de tirer des conclusions par trop générales, ne serait-ce que parce que plusieurs choses ne sont pas claires.

D’abord : qui parle, en réalité ? Ou plutôt : qui a vu ces femmes ? Et à quelle époque de leur vie ? Généralement, l’information est de seconde main, puisque pour les auteures encore vivantes et qu’il aurait pu avoir rencontrées, La Porte ne prononce pas de jugement sur leur apparence physique. Ceux qu’il formule pourraient, par contre, sortir tout droit d’une imagination quelconque. Ensuite : ce narrateur ? qui que ce soit en réalité ? est-il neutre : a-t-il voulu faire un simple constat? ou suggérer un ordre causal? Si oui, dans laquelle des deux directions possibles ? La beauté mènerait à l’incapacité d’écrire ? La production de mauvais vers embellirait une auteure ?

Bref, quel rôle La Porte se donne-t-il ? Celui de consoler une auteure inintéressante en lui laissant — posthumément — quelque espérance de voir ses charmes physiques s’avérer, sur simple mention, irrésistibles? Ou celui de punir telle autre écrivaine, dont l’œuvre certes lui aurait plu, mais qui ne devrait pas pouvoir se prévaloir de posséder tous les mérites à la fois ? L’un et l’autre de ces rôles diffèrent de celui annoncé dans son "Avertissement", et cela a pu décevoir ou agacer des lectrices. Certaines en ont tiré des conclusions: notamment sur l'utilité de se dire laides, comme le faisait Madame Leprince de Beaumont. D'autres se mettent, dans leurs romans, à donner leur propre charge au topos de la beauté féminine - au risque d'être mal comprises par leurs lecteurs et lectrices.

Cela doit surtout nous inciter, nous, à une grande prudence lors de la consultation de cette Histoire littéraire, qui en fait n’en est pas une, puisqu’elle utilise des procédés romanesques, mais qui cependant nous est fort utile: un grand nombre d’écrivaines s’y trouvent mentionnées. Dilemme ! D’autant plus que des auteurs de dictionnaires biographiques actifs au 19e siècle l’ont utilisée comme source….



Ceci a été développé davantage dans mon article "Présentations et jugements: beauté ou laideur des romancières et de leurs personnages féminins", in Monique Moser-Verrey et al. (éds.), Le corps romanesque. Presses de l’Université Laval, 2008 (sous presse).



Suzan van Dijk, October 2008



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