Esther Susanne Pabst
Mes réflexions partiront du fait que le 18e siècle invente deux phénomènes culturels qui ont connu une grande popularité au Siècle des Lumières : un nouveau genre narratif, le roman épistolaire polyphonique, et une nouvelle règle de conduite pour les femmes, la vertu féminine. J’analyserai dans ma contribution la relation entre ces deux phénomènes. Le roman épistolaire est le genre narratif le plus répandu dans la deuxième moitié du 18e siècle. La vertu est un concept clé de la pensée des Lumières. Dans la perspective des études de genre le changement de signification de la notion de vertu est primordial: la vertu qui désignait traditionnellement un modèle de conduite masculine, est féminisée au cours du 18e siècle. Ce qui est important et significatif pour les thèses que je souhaite proposer dans ma contribution c’est l’observation que très souvent des protagonistes féminins sont au centre des histoires racontées dans ce nouveau genre narratif et que de nombreux romans par lettres traitent le sujet de la vertu féminine et discutent sa validité en tant que nouvelle règle de conduite pour les femmes.
Comme je l'ai montré dans un travail précédent, l’invention de la vertu féminine au 18e siècle joue un rôle important dans la propagation et dans la vulgarisation de la nouvelle façon dualiste de penser la différence des sexes et des normes qui en sont déduites. Ce nouveau modèle de pensée s’imposera à la fin du 18e siècle et restera dominant jusqu’à nos jours. À l’aide de la notion de vertu féminine, la nouvelle idée de la particularité du sexe féminin aussi bien que les normes de conduite pour les femmes qui en sont déduites et l’établissent sont justifiées et propagées. Cependant, la nouvelle facon de penser la différence des sexes et tout autant l’invention de la vertu féminine qui y est liée étaient encore des concepts controversés en France au 18e siècle. J’ai récemment montré que partant des textes contemporains (fictionnels et non-fictionnels) on peut reconstruire un débat portant sur la question de savoir si la vertu a un sexe ou non, un débat qui engendre des réponses et des modèles de pensée très différents. Les résultats de recherche mentionnés concernent ce 3e colloque NEWW dans la mesure où ils sont la base des thèses que je souhaite soutenir:
1. Dans le contexte de cette discussion historique portant sur la relation entre la notion de vertu et la différence des sexes, le roman épistolaire si populaire au Siècle des Lumières peut être considéré comme un lieu important de la sémantisation, de la construction culturelle de sens ainsi que de la vulgarisation de la nouvelle façon dualiste de penser la différence des sexes et de l’invention de la vertu féminine qui y est liée.
2. Le roman par lettres est considéré au Siècle des Lumières comme un genre féminin (qui correspondrait à la ‘nature’ féminine). Partant de cette idée, il est censé exercer un effet moralisateur sur le public féminin visé.
3. Les écrivaines soumises à des restrictions spécifiques au niveau de la production textuelle en raison des normes sexuelles en vigueur utilisent le mode de la narration spécifique du roman épistolaire afin de mettre en question la validité de la vertu féminine. Dans le cadre ‘légitime’ du roman épistolaire (car censé être un genre féminin, voir 2) elles expriment de façon plus ou moins explicite les problèmes qui sont liés à l’invention de la vertu genrée pour les femmes, leurs vies et l’ordre social des sexes. Le roman épistolaire peut donc être considéré comme un genre féminin dans un double sens: premièrement comme genre narratif qui correspondrait à la nature féminine (voir 2), et deuxièmement comme lieu utilisé par les femmes afin de mettre en évidence les problèmes, les contre-sens et les enjeux idéologiques impliqués dans le dualisme des sexes au moment historique même qui l’a inventé.
4. Le rapport établi dans la présente contribution entre genre narratif et genre sexuel (gender) peut expliquer la popularité frappante du roman épistolaire au Siècle des Lumières ; il peut également éclaircir le fait qu’elle prend fin avec le siècle.
SvD, May 2009
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